décembre 2023

Revue Délibérée - couverture du numéro

Édito

Cas d'espèces

Conflits. Ainsi Bruno Latour comprenait-il les modalités nouvelles de la cohabitation terrestre :

« Maintenant qu’il n’y a plus le “pouvoir commun” de l’État de la Nature et de ses lois pour tenir toutes les entités “en respect”, c’est une guerre de tous contre chacun, dans laquelle les protagonistes peuvent désormais être non seulement le loup et l’agneau mais aussi le thon et le CO2, le niveau de la mer, les nodules des plantes ou les algues, en plus des nombreuses factions d’humains en désaccord sur à peu près tout » [1] .

La réalité à laquelle renvoie le commentaire de l’anthropologue et philosophe quant à l’émergence d’une confrontation violente et globale entre toutes les formes de vivants pour leur propre survie, semble aujourd’hui plus prégnante encore qu’à l’époque de sa formulation. Depuis la révolution industrielle, l’humain a laissé une telle empreinte que sa présence est désormais gravée dans les moindres sédiments de notre planète, et ce au point qu’un changement d’ère géologique a été officiellement acté par certains collectifs de scientifiques en 2016[2]: l’Holocène aurait laissé place à l’Anthropocène. Ainsi peut-on désormais « dimensionner l’influence des humains à la même échelle que les fleuves, les volcans, l’érosion et la biochimie »[3], ce qui semblait encore impensable il y a quelques décennies. Face à ces bouleversements, la conscience de la permanence des interactions qui ont lieu entre les vivant·es et celle de leurs impacts mutuels semble s’aiguiser, le champ des questionnements éthiques s’épaissir, et l’exigence de créativité s’accroître sans cesse pour faire surgir des réponses adaptées à l’ampleur du défi. Ainsi que l’évoquait Latour, « Aucun agent sur Terre n’est simplement surimposé à un autre comme une brique juxtaposée à une autre brique. […] chaque puissance d’agir modifie ses voisines, fût-ce très légèrement, pour rendre sa propre survie légèrement moins improbable »[4]. Dans un tel contexte, comment envisager un corpus juridique qui permette de continuer à faire société et d’inscrire dans l’avenir le vivant ?

Pour les juristes et citoyen·nes soucieux·euses de la vitalité des droits fondamentaux et du respect des libertés individuelles, la perspective d’un possible effondrement de notre monde provoque une profonde dissonance cognitive. Ce combat ne risque-t-il pas de pâtir de celui qu’il est nécessaire de mener pour la préservation de l’habitabilité même du monde ? Ces luttes sont-elles susceptibles de s’articuler et si oui, comment ? Le curseur juridique du monde du droit pour appliquer les normes et apprécier leur validité peut-il demeurer inchangé lorsque les rapports du GIEC alertent année après année sur l’impérieuse nécessité de transformer nos modes de vie ? Si les normes visant à mettre en place des mécanismes de protection du vivant et de l’environnement à différents niveaux prolifèrent, notre système juridique demeure, lui, articulé sur un anthropocentrisme qui voue à l’échec toute velléité de changement de paradigme.

Ainsi, que font et que peuvent les dispositifs juridiques en vigueur pour arbitrer les conflits du vivant ? Faut-il privilégier l’énergie propre fournie par les moulins à eau au risque d’empêcher les poissons de remonter le cours d’eau ? Doit-on poursuivre pénalement les agent·es forestier·ères qui exploitent le bois nécessaire à un monde énergétiquement plus vertueux au détriment de la biodiversité qui évolue dans les forêts ? Est-il juste d’abattre des bouquetins au prétexte de préserver des troupeaux de vaches laitières ? Pour pallier l’indigence des moyens de la justice judiciaire, faut-il tordre les règles et contractualiser avec quelques pollueur·euses pour une « remise en état » ? Peut-on concilier la consommation de viande et le respect de la vie animale comme celui du travail de l’éleveur·euse ? Il semble qu’il nous faille, pour transcender cette concurrence pour le moins délétère, nous outiller de façon concrète, aussi bien sur le plan législatif que sur celui des pratiques judiciaires, afin d’être en mesure d’instituer des juridictions qui assurent la protection des vivants en en faisant à la fois un objectif et une méthodologie.

La philosophe Virginie Maris invite au décloisonnement et à considérer la nature comme un véritable sujet politique sous domination anthropocentrique et interroge sur les solutions à apporter : « Comment se donner les moyens d’être (...) capable de ne pas remplacer une hégémonie oppressive par une hégémonie bienveillante qui reste incapable de décentrer son regard et de mettre l’humain à ce qui pour moi devrait être sa juste place, c’est à dire un vivant parmi d’autres ? »[5]. Si le sujet demeure éminemment complexe, quelques pierres posées par des esprits éclairés permettent de tracer l’esquisse d’un chemin vers cette humble cohabitation.

  1. Bruno Latour, « 7e conférence. L’Anthropocène et la destruction (de l’image) du globe », in Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
  2. La nécessité de prendre acte du commencement d’une nouvelle période géologique correspond à une recommandation formulée à l’issue du Congrès international de géologie qui s’est tenu au Cap en 2016. Cette recommandation demeure en débat au sein de la communauté scientifique. En outre, certain·es auteur·ices lui préfèrent d’autres terminologies comme « Capitolocène » ou même « Androcène », relevant qu’une partie seulement de l’humanité est responsable du dérèglement climatique ; v. not. Andreas Malm et Donna Haraway.
  3. Bruno Latour, « 7e conférence. L’Anthropocène et la destruction (de l’image) du globe », in Face à Gaïa, op. cit.
  4. Bruno Latour, « 3e conférence. Gaïa, figure (enfin profane) de la nature », in Face à Gaïa, op. cit.
  5. « Politiser nos dépendances à la nature. Conversation avec Virginie Maris », Entretien réalisé le 22 novembre 2022 par Margaux Le Donné, dans Raisons Politiques 2023/2 (N°90).
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