« Exiger que les hommes restent des hommes pendant leur dernier âge impliquerait un radical bouleversement. Impossible d’obtenir ce résultat par quelques réformes limitées et qui laisseraient le système intact : c’est l’exploitation des travailleurs, c’est l’atomisation de la société, c’est la misère d’une culture réservée à un mandarinat qui aboutissent à ces vieillesses déshumanisées. Elles montrent que tout est à reprendre dès le départ. »[1]
La pandémie de Covid-19 a violemment réactivé le débat sur la place, dans notre société, de celles et ceux que l’on appelle pudiquement « nos aîné·es ». Avant tout considéré·es comme fragiles, les vieux et vieilles sont majoritairement perçu·es comme des êtres nécessitant assistance et protection, parfois même contre leur volonté. De la création d’un « panoptique sanitaire » dans les EHPAD[2]
– devenus de véritables lieux de privation de libertés, de droits, voire d’humanité[3]
– jusqu’aux récriminations de certain·es contre celles et ceux qui incarneraient le fardeau de la société confinée et qu’il vaudrait mieux laisser mourir pour pouvoir recommencer à vivre, la question de la vieillesse est au cœur de multiples dérives éthiques et débordements idéologiques.
Quel sillon creuser entre les rhétoriques incapacitantes et le cynisme des discours utilitaristes ? Il importe de comprendre dans quelle mesure le droit est travaillé par les logiques de l’« âgisme » et contribue par là à perpétuer des pratiques discriminatoires qui entravent, voire privent, une catégorie entière de la population de certaines de ses libertés parfois les plus fondamentales. Mais il importe, plus encore, d’explorer la façon dont la loi et les pratiques judiciaires, administratives, institutionnelles, peuvent aussi constituer parmi les plus hauts vecteurs d’émancipation en la matière.
À partir de quand et dans quelles conditions bascule-t-on, pour la société, dans la catégorie des «personnes âgées » ? Dans quelle mesure le regard porté par l’environnement proche et social sur les premier·ères concerné·es – à plus forte raison lorsque celui-ci est relayé au sein des institutions – dessine-t-il, et ce de façon souvent bien minimaliste, le champ des possibles pour vieillir ? « Le vieillir est socialement construit », alertait il y a déjà plus d’une décennie la sociologue Rose-Marie Lagrave, à tel point qu’« exercer sa liberté, c’est d’abord être insoumis aux normes qui conforment et formatent les vieux en individus socialement acceptables et dociles ».[4]
Concrètement donc, comment penser sur les plans juridique et éthique les conditions collectives d’une libération de la vieillesse ?
Délibérée a choisi de se pencher, par-delà l’histoire des très diverses discriminations à l’œuvre à raison de l’âge, sur les possibilités d’avènement d’un « vieillir acteur ». Si la préservation de l’autonomie figure d’ores et déjà parmi les principes directeurs des dispositions qui régissent cette période de la vie dans divers domaines, la réalité est bien plus sombre et de nombreuses composantes individuelles comme citoyennes de la vie quotidienne de nos aîné·es se trouvent désinvesties par la société elle-même.
La vieillesse, lorsqu’elle est directement saisie par un processus judiciaire, se trouve aux premières loges de discriminations générées par les dispositifs en vigueur : ainsi, en matière civile, comment les situations patrimoniales des vieux et vieilles appartenant à des catégories encore récemment lésées par la loi à raison de leur orientation sexuelle, se trouvent-elles durablement fragilisées économiquement ? En matière pénale, quel sens la société est-elle en mesure de donner à une peine d’emprisonnement lorsque la majeure partie de la vie de la personne détenue est derrière elle ? Mais les conditions d’existence des vieux et des vieilles sont aussi, plus largement, modelées par des édifices juridiques dont la mise en application se heurte à des questions éthiques éminemment complexes. Comment articuler le développement d’habitats alternatifs, collectifs, partagés ou autogérés permettant de faire reculer le moment de la grande dépendance ? Quelles sont les potentialités de l’office du juge des tutelles en matière de choix du lieu de vie, à l’heure où les tentations d’«institutionnalisation » en EHPAD sont croissantes, faute de prise en charge adaptée à domicile ? Et lorsqu’aucune autre alternative que l’EHPAD n’est plus envisageable, comment fonder une éthique des pratiques soignantes qui permette de conjuguer la protection de la vulnérabilité aux droits fondamentaux, telle que le respect de la vie privée, et à travers elle, celui de la liberté affective et sexuelle ?
Sans doute la vieillesse demeurera-t-elle encore longtemps le « secret honteux » de la société, pour reprendre les termes de Beauvoir[5]
. Regardons ce qu’à bas bruit le droit lui fait et ce que, sans conteste, il peut pour elle.