octobre 2019

Revue Délibérée - couverture du numéro

Édito

Impunité environnementale

La justice peut-elle sauver la planète ? Les mobilisations en ce sens ne manquent pas, qu’il s’agisse de porter plainte contre l’État en raison de son inaction climatique, de militer pour la création par la justice pénale internationale d’un crime d’écocide, ou de constituer des tribunaux militants visant à condamner symboliquement les responsables d’atteintes à l’environnement.

Ces tentatives ne sont pas neuves. Les débuts du capitalisme industriel ont vu pleuvoir les plaintes des victimes de ses nuisances[1]. Au XIXe siècle, pour mettre fin à l’incertitude économique liée à ces procès, les classes dirigeantes ont sorti la régulation de l’environnement de la sphère pénale pour en faire une question essentiellement administrative. Depuis les années 1970, les mobilisations écologiques ont tenté de mettre en crise cet ordre juridique.

En 1973, Roger Heim, professeur au Museum d’histoire naturelle, dénonçait ainsi les ravages des pesticides : « Qui mettra en prison les empoisonneurs publics instillant chaque jour les produits que la chimie de synthèse livre à leurs profits et à leurs imprudences ? »[2]. Demander des peines, c’est signaler la gravité des atteintes à la nature et leur caractère irréparable. Mais le « retour de la pénalité environnementale », contemporain de la « redistribution géographique et néo-libérale du système productif »[3] a-t-il tenu ses promesses ?

Le droit environnemental, le dossier le montre même s’il n’en traite pas tous les aspects, souffre de son impuissance. Malgré la reconnaissance juridique croissante de leur qualité d’être sensible, « jamais les animaux d’élevage n’ont été si maltraités, jamais les animaux sauvages si décimés »[4]. Les outils d’analyse de la délinquance en col blanc sont mobilisés pour diagnostiquer une « impunité environnementale »[5] : les infractions les plus importantes sont commises par des entreprises qui ont les moyens de se défendre et d'en contester la caractérisation, la mesure et l’intentionnalité. Face à elles, les pouvoirs publics délaissent les qualifications pénales et privilégient compromis et compensations.

Pour sortir de cette impuissance, n’est-ce pas l’architecture du droit moderne dans son ensemble qu’il faudrait repenser pour donner un statut à la nature, ou cesser de considérer les animaux comme des choses qui se vendent et se tuent ? Peut-on tenter de faire des activités extractives des « crimes climatiques » sans transformer radicalement le droit de la propriété privée et la liberté du commerce[6] ? Quelle force serait alors à même d’imposer « un droit environnemental sérieux », autrement dit « un droit de propriété qui transforme en profondeur ce qu’il est licite de faire avec la terre et ce qu’elle contient »[7] ?

L’heure ne semble pas à l’optimisme du côté du droit. Des juristes dénoncent une série de reculs[8]. La mobilisation de la justice paraît davantage concentrée dans la répression des mobilisations écologiques jugées trop radicales, qui ont toutes chances d’être prises de manière croissante dans les innovations policières et judiciaires élaborées au nom de la lutte anti-terroriste et de la répression des Gilets Jaunes. De même les populations les plus vulnérables aux effets des crises écologiques ont toutes chances d’être prises dans les dispositifs de surveillance et de répression de l’immigration.

Pour la juriste Valérie Cabanes, qui plaide pour la reconnaissance du crime d’écocide par la Cour pénale internationale, « il est clair qu’en adoptant un droit universaliste et protecteur des peuples, dont la valeur pivot serait l’écosystème Terre, alors serait rendu possible le démantèlement de l’oligarchie en place »[9]. On est tenté de se demander également si le démantèlement de l’oligarchie n’est pas la condition d’un droit environnemental réellement protecteur, ce qui nécessite sans doute d’autres armes que l’action des juges.

  1. Jean-Baptiste Fressoz, « Désintellectualiser la critique est fondamental pour avancer », Ballast, juin 2018.
  2. Dans sa préface à l’édition française de Printemps silencieux, le célèbre ouvrage de l’américaine Rachel Carson publié en 1962 pour dénoncer, cité par Alexis Vrignon, La naissance de l'écologie politique en France : une nébuleuse au cœur des années 68, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 40.
  3. François Jarrige, Thomas Le Roux, La Contamination du monde, Paris, Seuil, 2017, p. 360.
  4. Marie-Angèle Hermitte, « La nature, sujet de droit ? », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 66e année, no. 1, 2011, pp. 173-212.
  5. Sylvain Barone, « L’impunité environnementale. L’État entre gestion différentielle des illégalismes et désinvestissement global », Champ pénal/Penal field, Vol. XV | 2018,
  6. Collectif, Crime climatique stop ! L'appel de la société civile, Paris, Seuil, 2016.
  7. Pierre Charbonnier : « L’écologie, c’est réinventer l’idée de progrès social », Ballast, octobre 2018.
  8. Collectif, « En France, on assiste à une régression continue du droit de l’environnement », Le Monde, 25 juin 2019.
  9. Valérie Cabanes, Un nouveau droit pour la terre, pour en finir avec l’écocide, Paris, Seuil, 2016.
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