Dans sa leçon inaugurale prononcée au Collège du France le 3 octobre 2019, François-Xavier Fauvelle, historien des sociétés africaines médiévales, faisait un bref rappel : « Prisonniers au bagne de Robben Island, dans la baie du Cap, Nelson Mandela et ses compagnons avaient interdiction, dans leurs réclamations écrites à l’administration pénitentiaire, de dire « nous ». Le régime de l’apartheid voulait à ce point exercer le monopole de la définition des appartenances collectives que la simple possibilité d’une communauté d’intérêt entre prisonniers lui apparaissait comme subversive. »[1]
Ce nous énoncé, traduit le caractère intriqué et protéiforme des luttes politiques - nous prisonniers, nous noirs en régime ségrégué, nous militants. Son interdiction incarne – ici dans une version radicale – une question qui tourmente jusqu’à l’obsession la société française et ses institutions : en vertu de quels principes et selon quelles modalités gouverner, normer, administrer l’appartenance, et son corollaire, l’éviction ? Nelson Mandela « savait la nécessité de réengendrer chaque jour la société, l’urgence à répandre une parole qui affermit et étend le domaine du ‘’nous‘’ »[2]
: peut-être s'agirait-il d'extrapoler cette urgence à notre temps, pour d’autres lieux.
Sans doute, la question du nous est-elle fissurée par des ruptures qui la précèdent. Sans doute, l’histoire coloniale de la France a-t-elle pesé et pèse-t-elle encore dans le droit, sa genèse, sa mise en œuvre. La crispation du débat sur la question post/dé-coloniale et sa supposée in-actualité pour la société française nous presse. Le pari éditorial de Délibérée, ranimer sans cesse le feu de la critique sur la justice et le droit, de même que sur celles et ceux qui les font, nous oblige.
Loin de tout dogmatisme, il s’agira ici d’affirmer un parti pris et une méthode : considérer, non seulement comme actuelle mais féconde, la remise en question d’un soi institutionnel qui charrie, pour des raisons historiques et politiques, des impensés colonialistes et racistes ; affirmer que le geste – hérité des Lumières – qui consiste à entretenir un rapport critique à notre façon d’expérimenter « la radicale hétérogénéité du monde »[3]
, doit être perpétué.
Interroger le contenu et les effets de notre héritage colonial, revient à prendre acte de ce que la colonisation française fait partie de ces événements majeurs qui ont accouché du monde dans lequel nous vivons. Le droit et les institutions sont eux aussi, pris dans ce que François Hartog nomme un « régime d’historicité »[4]
, celui propre à la société française. Les modalités de leur expérience du présent sont ici, au moins en partie, déterminées par des logiques antérieures, parmi lesquelles figure le fait colonial.
Qu’en est-il aujourd'hui du rapport du droit et des institutions de justice – hier rouages parmi d’autres de l’État colonial français – à cet ailleurs perçu comme « importé », à cet autre fantasmé et ses différents avatars (l’immigré, ses enfants, l’ultra-marin, l’étranger, le métèque, le réfugié, le musulman, le migrant, le noir, le nord-africain, l’africain, l’arabe, en somme le descendant de colonisé) ? De l’empreinte laissée par l’idéologie colonialiste du XIXe siècle, aux rémanences directement héritées de la justice coloniale dans les territoires ultramarins, la question du domaine du nous résiste. S’insinuant dans les recoins des constructions juridiques et des contentieux, elle est omniprésente ; prise au piège de l’invisibilité, elle demeure recluse dans l’angle mort du quotidien de la mise en œuvre des droits et libertés.
Dans le modeste dessein de contribuer à entrouvrir une voie encore trop étroite, de proposer un chemin désaxé, Délibérée a souhaité interroger la situation de la justice lorsqu’elle est face à – ou investi par – celles et ceux que le droit et les usages juridictionnels assignent aux marges du domaine du nous.
Dans la dernière partie de sa leçon inaugurale, François-Xavier Fauvelle invitait à « sortir de l’alternative pendulaire et mimétique des centres et des périphéries », à « récuser les ’’centrismes’’ » avec Souleymane Bachir Diagne, à « concevoir le monde en même temps depuis chacune de ses parties » et concluait : « voilà un programme à la fois plus radical et plus susceptible de renouer avec l’humanisme. » Un programme que les acteurs et actrices de la matière juridique – de sa fabrique, sa critique, sa mise en œuvre – pourraient faire leur.