juin 2017

Revue Délibérée - couverture du numéro

Édito

Une revue, mais pour faire quoi ?

« Avez-vous remarqué qu'on dit "rendre la justice" ? Ils l'ont donc prise ?
Alors on nous fait juger par des voleurs ? »

Boris Vian, Traité de civisme

En novembre prochain, cela fera dix ans que Justice, le journal historique du Syndicat de la magistrature, a cessé de paraître. A la fois espace de réflexion et bulletin de liaison, conçu comme un support intellectuel de l'action syndicale, il a contribué à nourrir le débat sur les pratiques, les mentalités et les structures judiciaires, dans la magistrature et au-delà.

Qu'il s'agisse d'analyser les multiples réformes entreprises par les pouvoirs successifs (procédure pénale, justice des mineurs, affaires familiales, droits des étrangers...), de documenter les ravages provoqués par le « new public management » appliqué à l'administration de la justice, d'étayer l'absence de fiabilité de certaines techniques d'investigation (examens osseux, expertises vocales...), de mettre à jour les dérives de la hiérarchie judiciaire ou d'éclairer ces ténébreuses « affaires » qui en disent long sur les vices structurels de l'institution, Justice n'a cessé d'appuyer là où ça fait mal. Non par sadomasochisme, comme le voudrait un vieux sarcasme/fantasme associé au SM, mais parce que la critique est la condition de toute compréhension – y compris de soi – et dès lors de tout dépassement.

A feuilleter aujourd'hui les exemplaires de ce journal syndical auto-édité dès 1969, il semble hélas que certaines réalités aient la vie dure, comme en témoignent ces quelques titres : « Les prisons : en sortir » (1972), « Le code du travail est-il soluble dans la crise ? » (1985), « La chancellerie parie sur la flexibilité des magistrats » (1996), « Le complot des juges, un mythe contemporain » (1999) ou encore l'indémodable « La France, condamnée par la Cour européenne, réforme à reculons » (2007).

Hommage soit rendu à toutes celles et à tous ceux qui ont fait Justice – et notamment à Pierre Jacquin, journaliste qui en fut longtemps le rédacteur en chef, disparu en septembre 2014.

Il ne s'agit pas, cependant, de refaire Justice. Non pas, bien sûr, qu'il faille liquider ce précieux héritage collectif et céder à l'illusion prétentieuse de la réinvention intégrale ; mais, dans un contexte éditorial, syndical et social qui a connu d'importantes mutations, le défi est bien de faire mouvement et d'écrire une autre histoire.

Une histoire que nous voudrions plus collective et plus autonome encore, en intensifiant la dynamique de décloisonnement déjà à l'oeuvre dans Justice : même si le Syndicat de la magistrature en est l'initiateur, et dès lors l'animateur naturel, cette revue ne sera pas la sienne, elle aura sa vie propre. Nulle clause de style ici, mais un programme: penser avec d'autres – et si besoin contre soi – les enjeux contemporains pour la justice, le(s) droit(s) et les libertés.

Ce n'est pas, loin s'en faut, que le Syndicat de la magistrature ne produise plus, seul ou avec ses partenaires habituels, la moindre réflexion. On lui reproche assez, d'ailleurs, d'avoir des idées.

Mais enfin, le fait est là : comme bien d'autres organisations, il se trouve happé par le flot continu de « l'actualité » et soumis, qu'il le veuille ou non, aux impératifs de la communication « en temps réel », tandis que localement ses militants peinent à s'extraire de la pression quotidienne induite par une pénurie interminable.

Et puis, s'il est décidément vrai qu'« un juge habitué est un juge mort pour la justice » comme l'écrivait Péguy, il en serait sans doute de même d'un syndicat de magistrats qui s'enfermerait dans ses procédures, se contenterait de ses amitiés ou se replierait sur son identité, aussi importantes soient-elles.

Ni marche arrière, ni sur place donc, mais un pas de côté, pour le SM comme pour celles et ceux qui l'accompagneront, d'une manière ou d'une autre, dans cette nouvelle aventure éditoriale.

Plus fondamentalement, nous sommes convaincus qu'il est urgent de travailler à renouveler la réflexion sur la justice dans une logique de transformation sociale. Ce qui impose, d'une part, de s'attacher à défaire le paradigme libéral-sécuritaire qui étouffe aujourd'hui toute pensée voire toute intelligibilité – sans doute plus encore dans ce domaine que dans d'autres – et, d'autre part, de s'employer à vendre la mèche, c'est-à-dire à dévoiler la manière dont la justice est effectivement rendue et dont nos droits et libertés sont (ou non) protégés. L'enjeu n'est pas seulement de réveiller la gauche sur ce vaste sujet qu'elle semble avoir largement abandonné à la droite, mais plus généralement de saisir et donner à voir l'importance démocratique des problèmes qu'il pose.

Notre projet est donc indissociablement intellectuel et politique. Il s'agit d'un travail critique à mener en commun : croiser les approches et les regards (praticiens, savants, usagers, observateurs), pour reconnecter le « macro » et le « micro», c'est-à-dire pour embrasser à la fois la théorie, les institutions, les discours et les pratiques, avec le souci constant de les re-problématiser.

Dit comme cela, c'est évidemment très ambitieux. Trop sans doute, quand on observe l'état du débat public sur ces questions et puisque nos forces ne sont pas illimitées. A l'impossible nul n'est tenu, certes, mais il se trouve que nous y tenons : la justice est une question de société, elle n'appartient ni à ceux qui ont choisi d'en faire leur métier, ni à ceux qui rêveraient d'en faire un bouc-émissaire, elle doit être utilement interrogée, discutée, contestée, et pour cela connue, comprise, appropriée.

Voilà pourquoi nous avons imaginé un comité de rédaction nombreux et pluriel, associant à parts égales des magistrats et des personnes extérieures à la magistrature aux parcours divers. Voilà aussi pourquoi s'est imposé le choix d'un partenariat avec une maison d'édition aussi sérieuse qu'engagée, à l'intersection des champs académique et militant. Voilà pourquoi, enfin, nous avons retenu pour notre premier dossier le thème crucial, et pour ainsi dire programmatique, de la critique de la justice.

Faisant sienne la devise de La Découverte, voici donc une revue pour comprendre, une revue pour agir. Débattue et résolue, en un mot : délibérée.

Notre conviction est que nous en avons tous, et plus que jamais, besoin.

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