mars 2023

Revue Délibérée - couverture du numéro

Édito

Prouver, pour quoi faire ?

En langage courant, la preuve est variablement définie selon les sources comme « ce qui établit la vérité d’une proposition, d’un fait »[1], « ce qui sert à établir qu’une chose est vraie »[2] ou encore, s’agissant de la preuve en droit, « la démonstration de l’existence d’un fait matériel ou d’un acte juridique »[3]. Il semble donc acquis aux dictionnaires que la notion de preuve entretient d’intimes relations avec la question de la vérité. Depuis l’avènement du système de la preuve libre, autant en procédure inquisitoire qu’accusatoire[4], c’est pourtant dans l’intimité de la conviction et de la conscience de celui ou celle qui apprécie puis démontre par syllogisme, la valeur probante des éléments qui lui sont présentés, que réside la source de toute vérité judiciaire. D’ailleurs, lorsque l’on s’y essaie, toute tentative de fixer la notion et de définir en substance la preuve juridique semble échouer, tant l’objet se dérobe, s’esquive et se soustrait à ses propres contours. Car si la « preuve » n’a de définition que formelle et ne prend corps qu’au stade de la décision de justice, c’est qu’elle est en réalité indissociable des processus qui la font advenir : l’enquête, l’examen, l’expertise, entre autres. À bien y regarder, le régime probatoire semble être ce qui irrigue la matrice conceptuelle de l’activité judiciaire, paramètre le raisonnement du juge et définit en creux la nature et le périmètre de son office. Le parcours de la preuve judiciaire à travers les siècles semble avoir été guidé par la recherche d’une rationalité toujours plus rigoureuse. Il suffit d’ailleurs d’observer la prééminence de la preuve matérielle dans le processus moderne de fabrication de cette vérité judiciaire, pour comprendre à quel point notre univers juridique contemporain est travaillé par le paradigme scientiste et partant, l’activité juridictionnelle articulée sur un idéal d’objectivité au sein duquel le système probatoire tient une place cardinale.

Or, qu’on le déplore ou s’en réjouisse, à une époque dominée par l’essor du numérique et des progrès techniques, technologiques et scientifiques, chacun de nos gestes est susceptible de laisser des traces potentiellement exploitables. Traces numériques, papillaires, génétiques, vocales, écrites, téléphoniques, vidéo, olfactives, les sources de preuves – civiles comme pénales – se sont démultipliées. De façon corrélative, les techniques de recherche et de recueil des preuves se sont perfectionnées à tel point que leurs modes d’élaboration se trouvent désormais, dans les arènes judiciaires comme en dehors, sous le feu de nombreuses critiques méthodologiques et, surtout, au cœur d’enjeux épistémologiques majeurs.

Or, ces critiques témoignent de la fragilité d’une approche qui écarterait de la question de la preuve, l’importance du contexte socio-politique de sa production et de ses usages. À cet égard, Michel Foucault le rappelle, les « “matrices juridico-politiques’’ du savoir que sont la mesure, l’épreuve, l’enquête » ont donné lieu « à des pratiques discursives (à des types de description, d’analyse, de découpage de l’objet, position de l’objet qui se sont stabilisées, corrigées, renforcées les unes les autres à leur propre niveau) »[5]. Autrement dit – et tout·e acteur ou actrice du monde du droit en fait l’expérience quotidienne – les processus probatoires et les éléments de preuve qui en résultent n’existent que soutenus et médiatisés par certains types de discours, derrière lesquels se nichent, souligne Foucault, des rapports de pouvoir[6]. Dans quelle mesure l’argumentaire déployé autour de telle exigence probatoire, de tel acte d’enquête, de tel élément de preuve – par les procureur∙es, les avocat∙es, les juges – témoigne-t-il d’une concurrence proprement politique entre les sources de production du savoir nécessaire à la décision de justice ? De quelle façon l’interprétation dans tel ou tel sens d’une trace ADN en matière pénale, d’un certificat médical des unités médico-judiciaires en matière de violences conjugales, d’un acte notarié en matière familiale, ou plus encore, d’avis, de notes et d’évaluations émises par des agences et commissions diverses en matière administrative, manifeste-t-elle, au sein de l’institution judiciaire, la validation ou l’invalidation d’un certain ordre social des choses ? Le flou qui entoure la matière probatoire questionne ainsi la capacité d’un système juridique – à travers son régime probatoire et les moyens alloués à son effectivité – à générer des décisions authentiquement justes, réparatrices et émancipatrices, correspondant aux critères d’exigences légitimes de tout∙e citoyen∙ne d’un État de droit.

Citant l’histoire d’un vieillard infirme, guéri par le récit et la description des sautillements et danses de son maître pendant sa prière, Martin Buber rappelait qu’« [...] une histoire, il faut qu’on la raconte de telle sorte qu’elle agisse et soit un secours en elle-même »[7]. De façon analogue, si les décisions de justice sont des discours de vérité sur les preuves, il importe qu’elles puissent œuvrer, moins comme la manifestation d’une opposition entre des forces socialement inégales, que comme ces récits agissants – pour toutes et tous – en forme de secours.

  1. Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition.
  2. Dictionnaire Le Robert, version en ligne du 20 décembre 2022.
  3. Idem.
  4. Jean-Louis Halpérin, « La preuve judiciaire et la liberté du juge », Communications, n° 84, 2009/1.
  5. Michel Foucault, Théories et institutions pénales. Cours au collège de France 1971-1972, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Points Essais », 2021, p. 259.
  6. Ibid., p. 260-261.
  7. Martin Buber, Les récits hassidiques, Tome I, Points, 1996, p. 04.
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