février 2021

Revue Délibérée - couverture du numéro

Édito

Que (nous) fait la police ?

«La police est la science de gouverner les hommes et de leur faire du bien, l'art de les rendre heureux autant qu'il est possible et autant qu'ils doivent l'être pour l’intérêt général de la société »

Nicolas-Toussaint des Essarts, avocat, 1786[1].

Le joli mois de mai 1750 est traversé par une série de manifestations très importantes, visant à dénoncer l'arbitraire policier, sa répression féroce des milieux populaires et marginaux et en particulier la violence qui s’abat sur leurs enfants. Ainsi, le 23 mai au soir, plus de dix mille manifestants défilent dans le centre de Paris et finissent par lyncher un agent de police qui tentait d'interpeller un mineur sur le Pont Marie. Trente ans plus tôt, en pleine crise sanitaire provoquée par une redoutable épidémie de peste[2], la police était mobilisée - et transformée - pour contrôler les populations et les villes. Déjà sous l'Ancien Régime, elle ciblait en priorité les petites gens des « classes dangereuses »[3], qui pouvaient, sur seule initiative policière, être internées ou exposées publiquement dans des positions humiliantes[4] ; le peuple dénonçait les violences policières[5] tandis que les policiers se plaignaient du laxisme des tribunaux[6], ces derniers entrant parfois en résistance contre les abus policiers[7]...

Toute ressemblance avec des événements actuels ne serait sans doute pas purement fortuite. Car, si comparaison n'est pas raison, des manifestations parisiennes des 22 et 23 mai 1750 au rassemblement de trente mille personnes scandant « Pas de justice, pas de paix ! » devant le Tribunal judiciaire de Paris le 2 juin 2020[8], des expositions publiques dans des carcans de prostituées embarquées par la police au XVIIIe siècle[9] aux 151 lycéens de la « classe qui se tient sage »[10] de Mantes-la-Jolie le 6 décembre 2018, exposés en plein air, à genoux, mains sur la tête, les mêmes questions demeurent : quel ordre politique et social la police entend-elle protéger ? Et juste après : mais qui contrôle la police ?

L'histoire de la police nous enseigne d'abord qu'il existe en réalité des polices, avec des moyens, des organisations et des finalités diverses : la naissance de la police moderne peut être datée de l'édit de Saint-Germain de 1667 qui, sous l'impulsion de Colbert, établit la Lieutenance générale du royaume qui concentrait des tâches d'investigations et de maintien de l'ordre mais également des fonctions de lutte contre les incendies, les inondations, en veillant à l'éclairage, la propreté, ou la circulation… Un retour historique nous permet de découvrir l'existence d'un long processus de professionnalisation et d'autonomisation de la police vis à vis de l'État, plus ou moins marqué selon les périodes, ainsi qu'une redéfinition permanente de son encadrement par le droit, au gré de la légitimité qui lui est accordée. Notre époque actuelle paraît, quant à elle, marquée par une forme de toute puissance de la police, qui peine à rendre compte de son action auprès de la population, et serait même en mesure de dicter à son propre ministre de tutelle le contenu des réformes la concernant directement, ou plus largement, touchant aux libertés individuelles.

Plutôt que de nous engager dans un débat qui oppose réformistes et révolutionnaires (ici abolitionnistes de la police), ou de nous focaliser sur le seul maintien de l'ordre qui occupe déjà beaucoup la sphère médiatique, il nous a semblé utile de tenter de dresser une cartographie du pouvoir au sein de et sur la police, de cerner les tendances, tensions et principaux enjeux actuels, et ce afin de mieux identifier de possibles leviers d'action, ou au contraire, les écrans de fumée potentiels[11].

Ainsi, sans évidemment épuiser les questions pertinentes : quid de la déontologie pour espérer policer la police, de la transformation des rapports de pouvoir police/État/population à l'aune des nouveaux moyens de communication, du pouvoir réel ou fantasmé des syndicats de police, de la signification d'une désaffection des policiers pour l'investigation judiciaire, et des effets de la démonopolisation d'activités de police ? Enfin, parce que nous ne pouvions éluder la question des responsabilités de l'autorité judiciaire face aux violences policières, nous avons souhaité prolonger le dossier par une audition libre un peu particulière.

Autant d'éléments pour nourrir la réflexion car si, comme l'indiquait Nicolas-Toussaint des Essarts, « la police est la science de gouverner les hommes » et ne se résume pas à l'institution éponyme, cette dernière, en voie de pluralisation et d'autonomisation, en reste le principal instrument. Et il nous appartient bien, collectivement -et ni à elle ni à ses autorités de tutelle-, de définir ce que sont le bien et l'intérêt général.

  1. Cité in « Histoire des polices en France. Des guerres de Religions à nos jours » de Vincent Millot, Emmanuel Blanchard, Vincent Denis et Arnaud Houte, Belin 2020.
  2. Le 25 mai 1720, un navire chargé d'étoffes orientales accoste dans le port de Marseille sans respecter les mesures de quarantaine par souci économique ; l'épidémie de « Peste marseillaise » commence dans le pays et sévira pendant deux ans.
  3. Le lieutenant général a la possibilité de faire interner directement certaines personnes « sans domicile, ni état » telles que les prostituées, les mendiants, les vagabonds et ce sans procédure particulière ; cf Deborah Cohen, « Savoir pragmatique de la police et preuves formelles de la justice : deux modes d’appréhension du crime dans le Paris du XVIIIe siècle » in Crimes, Histoire et sociétés, volume 12, 2008/1.
  4. Nicolas Vidoni, « Une « police des lumières » ? la « violence » des agents de police à Paris au milieu du 18ème siècle », Rives méditerranéennes, n°40, 2011
  5. Arlette Farge et Jacques Revel, Logiques de la foule. L'affaire des enlèvements d'enfants , Paris 1750, Hachette, 1988.
  6. Déborah Cohen, op.cit ; le 4 février 1723 l'agent de police Malinvoire dans sa note à l'intention du Lieutenant général de police rapporte les faits de vols commis à nouveau par un « filou de profession» et regrette qu'une fois devant les tribunaux il ne soit condamné qu'au « fouet fleur de lysé et au bannissement ».
  7. Nicolas Vidoni dans son article cité supra cite un extrait du journal d'un avocat parisien, Barbier, à propos d'un conflit notoire entre le Lieutenant général de police de Paris, Hérault et le Parlement de Paris en 1731 à propos d’arrestations policières jugées abusives.
  8. Rassemblement organisé à l'appel du Comité Justice pour Adama.
  9. Comme cette prostituée montpelliéraine exposée le 7 mars 1722 pour « mauvaise vie » pendant deux heures sur un cheval de bois, affublée d'un cabas et de plumes sur la tête avant d'être bannie (cf Nicolas Vidoni, « Les violences policières contre les femmes à Montpellier durant la première moitié du 18ème siècle » in La violence. Regards croisés sur une réalité plurielle, sous la direction de Lucien Faggion et Christophe Régima, édition CNRS, 2010).
  10. Les vidéos de cette interpellation ont permis d'entendre un des policiers se satisfaire de la situation en déclarant « en voilà une classe qui se tient sage ».
  11. Nous remercions le précieux apport intellectuel et aiguillage du CESDIP (Centre de recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales), qui est une unité de recherche du CNRS créée en1983, spécialisée dans le champs des institutions pénales et des déviances, et en particulier son directeur actuel Jacques de Maillard et sa directrice-adjointe, Mathilde Darley, qui ont très généreusement facilité l'élaboration du dossier de ce numéro.
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