Quand, pour justifier la création d’un délit de discrimination à raison de la « particulière vulnérabilité résultant de la situation économique »(1)
, les parlementaires affirmaient « Le fait discriminatoire [du fait de la pauvreté] existe ; il faut le traduire en droit pour le sanctionner efficacement », ils et elles éludaient une réalité bien plus vaste : l’augmentation de la pauvreté(2)
et de la mise en cause de celles et ceux qui la vivent sont les résultats de politiques publiques délibérées et concertées inhérentes au néo-libéralisme. À cet égard, la punition des plus fragiles ne s’arrête pas au pénal, elle touche tous les pans du droit, même s’ils en constituent le public largement majoritaire(3)
.
Le mouvement est d’une telle ampleur qu’en 2022 une conférence était organisée par une coalition d’un grand nombre d’organisations non gouvernementales en Afrique du Sud, dans le cadre d’une campagne pour décriminaliser la pauvreté. La « Déclaration du Cap » a ainsi notamment dénoncé « un scandale moral et […] une violation flagrante des lois et des normes nationales et internationales relatives aux droits de l’homme, qui conduit à l’exclusion politique, éducative, professionnelle et sociale de ceux qui comptent déjà parmi les membres les plus marginalisés de la société »(4)
. En effet, non seulement cette évolution de notre société vers plus de pauvreté et de violence combinée de l’État et des classes dominantes est révoltante humainement, mais elle est dangereuse pour la démocratie.
Associé à une rhétorique politique selon laquelle il faut « responsabiliser les pauvres » masquant en réalité le passage de « l’État social » à « l’État pénal », le principe républicain de solidarité s’en trouve sapé(5)
; d’autant que, parallèlement, une autre politique délibérée se construit, celle de l’impunité des plus riches(6)
.
L’inversion de la responsabilité fait peser sur les épaules des plus démuni·es la culpabilité de ce qu’ils et elles vivent, écarte toute analyse structurelle de la situation, et justifie des lois de plus en plus sévères à leur égard. La justice et le droit, qu’on souhaiterait voir en outil régulateur et réparateur des injustices, jouent en réalité institutionnellement un rôle clé de sanction et d’exclusion. L’actualité française récente, qu’elle soit politique, législative, judiciaire, sociale, regorge ainsi d’exemples patents révélant sans honte une société « pauvrophobe », invisibilisant celles et ceux que tout éloigne des « premiers de cordée » : expulsions locatives facilitées, contrôle accru des assuré·es sociaux·ales qui renforce la suspicion à leur égard, obstacles multiples pour bénéficier de l’aide juridictionnelle, etc. Aussi, alors que cette thématique revient de manière récurrente au fil des numéros depuis les premiers pas de Délibérée(7)
, il est apparu indispensable d’examiner en détail l’alliance des classes dominantes – dont, faut-il le préciser, les juges et procureur·es font partie – pour reproduire les inégalités et discriminations qui touchent les personnes pauvres. Il s’est agi ici d’explorer les logiques de fond qui travaillent la question du rapport entre les institutions, et l’(in)justice sociale, de s’arrêter sur la notion même de pauvreté – ardue à définir –, son appréhension punitive et excluante par les services publics mais aussi la manière dont les personnes qui la vivent appréhendent le droit, tout en questionnant l’efficacité des procédures et processus d’aides financières censés compenser les inégalités.
« Je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli »(8)
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Victor Hugo montrait déjà que la lutte contre la pauvreté relevait de choix politiques et en creux que sa persistance résultait, au mieux, d’une absence de volonté de l’éradiquer. Rappelons que les acteur·rices judiciaires disposent d’outils légaux émancipateurs pour tenter de rétablir un équilibre. Les employer n’est pas faire preuve de partialité mais bien de justice.