mars 2020

Revue Délibérée - couverture du numéro

Édito

Justice et médias : des contre-pouvoirs à la peine ?

C'est sûrement repus par le sentiment du devoir accompli, qu'en ce jour de l'an 2 avant Jésus-Christ, les juges Hipparchos, Mélantas et Autoboulos quittèrent la cité grecque de Gonnoi[1], laissant derrière eux un souvenir si positif de la façon dont ils avaient rendu justice qu'une stèle en marbre en témoigne encore aujourd'hui aux pieds du Mont Ossa :

« Attendu que les juges (…) ont agi dans leur comportement et dans leurs fonctions judiciaires d’une manière digne d’eux-mêmes, (…) de ceux qui étaient en procès, et qu’ils ont amené ceux qui avaient des litiges pour la plupart à conciliation par leur zèle, tandis que pour tous ceux pour lesquels ils ont prononcé un jugement, ils ont rendu la justice conformément aux lois ; attendu que, comme quelqu’un avait tenté de les corrompre à l’occasion de certaines affaires, ils ne l’ont pas passé sous silence, mais après avoir fait réunir une assemblée extraordinaire des citoyens, ils ont dénoncé ouvertement celui qui avait cherché à accomplir une manœuvre malhonnête et illégale ; pour cela, il a plu à la cité de Gonnoi de leur accorder l’éloge (...) ».

Car à cette grande époque de la démocratie athénienne, à Gonnoi comme dans le reste des cités grecques[2] , les bons comportements des juges, les modalités de la tenue des grands procès, l'issue de certains litiges, les meilleures plaidoiries comme les dates de vacances judiciaires[3] étaient accessibles au plus grand nombre, sous des formes diverses : affichage des tableaux dédiés[4], représentations théâtrales, annonces par la voix des hérauts[5],… La crise de confiance des citoyens grecs dans le fonctionnement de leur Justice poussa progressivement la puissance publique à développer des moyens pour expliquer et rendre compte de l'activité judiciaire. Tant et si bien, que la culture de l'information - déjà consubstantielle à la vitalité démocratique - s'est ainsi peu à peu étendue à l'oeuvre de la justice.
Déjà, donc, l'accès à la compréhension de l'ordre des choses était identifié comme la condition de l'égalité politique. Et déjà, le fonctionnement de la justice apparaissait comme un pilier du fonctionnement démocratique de la cité. Hélas, au fil des siècles, ces deux objectifs n'ont pas toujours connu les efforts de réalisation qu'ils méritaient, et plus de vingt-et-un siècles après, il est toujours nécessaire de s'interroger : comment la Justice peut-elle comprise et soumise à contrôle dans une société démocratique ? Quels rôle et garanties accorder aux médias, ces artisans du « droit de savoir », « chiens de garde de la démocratie »[6] ?

Dans notre numéro fondateur, nous disions vouloir prendre part à la tâche et annoncions la couleur : « nous sommes convaincus qu’il est urgent de travailler à renouveler la réflexion sur la justice dans une logique de transformation sociale. Ce qui impose, d’une part, de s’attacher à défaire le paradigme libéral-sécuritaire qui étouffe aujourd’hui toute pensée voire toute intelligibilité (...) et, d’autre part, de s’employer à vendre la mèche, c’est-à-dire à dévoiler la manière dont la justice est effectivement rendue et dont nos droits et libertés sont (ou non) protégés. » ; pour ce faire il fallait pouvoir « penser avec d’autres – et si besoin contre soi – les enjeux contemporains pour la justice, le(s) droit(s) et les libertés »[7]. C'est donc tout naturellement que nous avons souhaité expérimenter un partenariat pour la confection de ce numéro spécial, dont le thème sera non seulement abordé au sein du dossier mais également des différentes rubriques. L'idée d'une collaboration avec Acrimed - association qui, depuis 1996, cherche à mettre en commun savoirs professionnels, théoriques et militants au service d’une critique indépendante, radicale et intransigeante des médias – s'est assez vite imposée comme une évidence.

La critique de la relation Justice et Médias s'enferme vite dans la mise en scène de la concordante dissonance des « sœurs ennemies »[8], qui entretiennent des « relations conflictuelles»[9], ou des « liaisons dangereuses »[10], et sont prisonnières d'une « alchimie douteuse » [11]... Les exemples ne manquent en effet pas, dans l'histoire comme dans l'actualité, pour illustrer leur défense d'intérêts convergents ou contradictoires, l'emploi de méthodes similaires mais aussi leur concurrence pour la manifestation de la vérité ou leur compétition pour le pouvoir de la narration... Mais au-delà de cette vieille histoire de rivalités, la relation Justice et Médias n'est-elle pas surtout l'histoire commune d'une profonde fragilité ?

Car Justice et Médias ont sans doute ceci de partagé que si la plupart en reconnaissent la nécessité en leur qualité de contre-pouvoirs, ces derniers sont particulièrement chahutés : soumission à des impératifs budgétaires ou économiques ; tentatives d'instrumentalisation politique récurrentes ; perte de confiance grandissante - si ce n'est défiance - de la part des citoyen.nes. Mêmes cuisines et mêmes dépendances. L'on pourrait même aller jusqu'à considérer que leurs fragilités respectives se potentialisent entre elles et que leur incompréhension mutuelle n'arrange rien.

Puissent la lecture des pages contribuer à décourager l'inéluctable et inspirer les hérauts du futur.

  1. Voir le site passionnant de Claire Tuan et notamment sa page « A Gonnoi, des "incorruptibles" : un décret pour des juges étrangers venus de Skotoussa » (http://lespierresquiparlent.free.fr/Gonnoi.html)
  2. Aude Cassayre, « La justice à la parole, publicité judiciaire et opinion publique en Grèce ancienne », Le Temps des Médias n°15, 2010
  3. période sacrée durant laquelle la justice ne doit pas être rendue. Source : ibid.
  4. Aude Cassayre, La justice sur les pierres, recueil d'inscriptions à caractère juridique des cités grecques à l'époque hellénistique, (en accès libre : https://criminocorpus.org/media/filer_public/30/d1/30d176b1-65e5-4adf-93c5-f88e153b5145/a_cassayre_la_justice_sur_les_pierres.pdf).
  5. Catherine Goblot-Cahen, « Les hérauts grecs agents et victimes de châtiments », Hypothèses, 2003/I (6), p.135 et s.
  6. CEDH, 7 juin 2007, arrêt Dupuis et autre c/ France, n° 1914/02
  7. Édito de la rédaction, Délibérée n° 1, juin 2017 (disponible en accès libre : https://www.cairn.info/revue-deliberee-2017-1-page-1.htm)
  8. Jeanne Roussel, « Justice et presse : les sœurs ennemies ? », Petites affiches, n° 137, 9 juillet 2004.
  9. Elodie Miller-Reygner, Les relations conflictuelles entre la presse et le monde judiciaire dans la France d'aujourd'hui, mémoire de D.E.A., Droit pénal et sciences pénales, Paris 2, 2003
  10. Corinne Dubos , Justice et média : les liaisons dangereuses, mémoire de D.E.S.S., Communication pol .et sociale, Paris 1, 1996 ; ou Georges Fenech, Presse-justice, liaisons dangereuses, Paris, l'Archipel, 2007
  11. Antoine Garapon, « Justice et Médias, une alchimie douteuse », Esprit, Mars/avril 1995
Lire le sommaire du numéro