« Tu n’es plus un sauvage, même si tu n’es pas encore un homme ».
C’est ainsi que s’adressait le Docteur Itard à Victor, en conclusion de L’enfant sauvage de François Truffaut. Le film, sorti en 1970, relate l'histoire de Victor de l'Aveyron, repéré dès 1797 puis capturé en 1800, alors qu'il devait être âgé d'une douzaine d'années, par des chasseurs dans un bois où il se nourrissait de ce qu'il y glanait. Il sera par la suite « montré » à Paris – suscitant une « excitation passagère », mélange de curiosité, d'empathie et d'effroi, rappelant la monstration et la tératologie du savoir foucaldiennes[1]
. Le diagnostic d’idiotie sera posé par le Docteur Pinel, premier médecin à proposer une classification des maladies mentales et considéré comme un des pères de la psychiatrie, qui l'orientera vers une institution spécialisée. C’est alors que le bon Docteur Itard, médecin à l’institut national des jeunes sourds de Paris, souvent considéré comme le père de l'éducation spécialisée et de la pédopsychiatrie, décide de le recueillir – bien plutôt d’en faire un objet d’étude – afin de tenter de le faire sortir de son mutisme[2]
et « l’éduquer ». Bref, transformer le sauvage en humain.
Ce n'est sans doute pas un hasard si au moment de la sortie du film triomphaient les théories de Jean Piaget sur le développement de l'intelligence de l'enfant, par « stades », de façon linéaire et cumulative, dans lesquelles l'enfant n'est conceptualisé en somme que comme un adulte en devenir[3]
. Le film est un succès, salué pour son humanisme. Peu importe que la réalité fût un peu différente de ce qu'en présentât Truffaut car Victor fût sans doute bien davantage enfant martyre que sauvage[4]
, et peu importe qu'Itard, après cinq années d'une expérience jugée par lui décevante car n'ayant pas mené Victor au langage, s'en fût vers d'autres projets médico-éducatifs. C'est l'assistante du bon Docteur, Madame Guérin, qui continuera de s'occuper de lui jusqu'à son décès en 1928. Sous le folklore, une presque banale histoire de projections et de fantasmes des adultes, de maltraitance infantile, d'enfant « hors norme », de psychiatrisation, d'éducation, de pères, de mères - biologiques ou sociaux·les -, de ceux qui partent et de celle qui reste pour prendre soin de.
Avec Victor en effet se poursuit la politique tendant à préserver l'ordre social et sanitaire en identifiant, catégorisant et orientant les enfants vers des institutions plus ou moins surveillées, plus ou moins médicalisées. Chaque société produit et construit ses représentations idéaltypiques de l'enfance, et in fine ses enfants, mais certains fondamentaux semblent avoir la vie dure : actuellement, les figures de l'enfance mobilisées restent d'un côté celle de l'innocente victime à protéger - y compris contre elle-même, éventuellement en la dépossédant de droits qui seront exercés par d'autres à sa place - et de l'autre, celle d'une enfance dangereuse venant mettre en péril l'ordre social, à responsabiliser par l'usage de la contrainte pénale. Plus de Victor ni d'enfants véritablement sauvages, mais : des « apaches », « blousons noirs » ou « sauvageons » à redresser, des enfants en proie à des « troubles du comportement » justifiant telle ou telle prise en charge institutionnelle, des adolescent·es trop innocent·es à mettre à l'écart du monde des adultes, des questions de sexualité ou de politique. Et tant pis pour celles et ceux qui ne rentrent pas bien dans les cases[5]
. Il y en a même qu'il s'agirait de rejeter hors de la sphère de la minorité[6]
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Que se passerait-il si la société, au lieu de projeter ses fantasmes, essentialiser, diaboliser ou catégoriser l'enfance dans une logique de préservation de l'ordre social, prenait réellement au sérieux leurs besoins, leur protection, leurs aptitudes, leurs conditions matérielles de vie et se donnait les moyens de les mettre en capacité de s’émanciper, y compris des adultes qui les encadrent ? Si enfin, aboutissement de la lente évolution vers l'individualisation des enfants et leur reconnaissance comme sujets, les adultes les considéraient comme des alter ego[7]
?
Délibérée a souhaité interroger la place que peuvent occuper les normes, les institutions – en particulier judiciaire – et le droit dans une telle perspective. Les difficultés sont nombreuses, et nous n'ignorons pas l'état de délabrement avancé du débat comme des services publics ayant trait à l'accompagnement des enfants et adolescent·es. Mais déjà modestement pouvons nous à notre échelle interroger nos représentations, les pratiques professionnelles, et mobiliser nos forces créatrices pour imaginer de nouveaux modèles d'organisations sociales et familiales et les cadres juridiques pour les sous-tendre.
L'immense Claude Ponti, qui nous fait l'honneur de signer la carte blanche, proposait dans l'un de ses livres une nouvelle tératologie, bien loin de celle de l'époque de Victor d'Aveyron, mais toujours terriblement nécessaire : « Un Nakakoué ! [un enfant] Quelle horreur ! hurlèrent les Monstres, chassez-le, aplatissez-le, écrabouillez-le ! Qu’il parte ! Qu’il parte ! Qu’il meure ! » (...) « Je sais tout, dit le Bé-bé. le Nakakoué, c’est celui qui peut tuer les Monstres. Mais seulement s’il le sait »[8]
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