juin 2018

Revue Délibérée - couverture du numéro

Édito

Justice, genre et sexualité : regards critiques

À écouter les médias mainstream, on aurait presque cru à la fin de l’histoire du patriarcat ! Les #metoo et #balancetonporc avaient « libéré la parole des femmes » et « rien ne serait plus jamais comme avant ». Bien sûr, on ne peut que se réjouir que certaines femmes aient eu le courage de dénoncer les violences dont elles sont les victimes. Mais le simple fait que l’on puisse qualifier leur démarche de courageuse démontre que la structure sociale qui fait des victimes des coupables, qui banalise les violences faites aux femmes et nie leur liberté sexuelle est toujours en place : non, le sexisme n’est pas mort à coups de tweets. Mais s’il a ne serait-ce qu’un peu vacillé, il convient d’explorer les pistes qui permettraient de le vaincre.

Et des pistes, il y en a ! Partout et dans tous les domaines. Des femmes iraniennes qui retirent publiquement le voile qui leur est imposé aux femmes polonaises qui s’opposent aux attaques contre le droit à l’avortement ; des performances de certaines activistes à la vigilance d'associations et de collectifs ; du réinvestissement des réunions non-mixtes à l’affirmation des mouvements intersectionnels.

Évidemment, comme toujours, la réaction n’est jamais loin. En France, elle point dans les articles qui incitent les femmes à « lâcher prise » à l’égard de la charge mentale[1], elle s’affirme dans les bruyantes prises de parole de la Manif pour tous, elle se déchaîne dans les violences exercées à l’égard des personnes trans[2]. Ailleurs, elle s’exprime parfois par des actions criminelles à l’encontre des militantes féministes[3].

Car si le féminisme a encore tant de luttes à mener, c’est qu’il ne saurait se limiter à la défense – et à la conquête – de droits pour les femmes. Parce que le féminisme combat le patriarcat, et non les hommes, il est l’instrument de toutes ses victimes : femmes bien sûr, en particuliers femmes travailleuses et femmes racisées, mais aussi minorités sexuelles et personnes ne se reconnaissant pas dans les catégories sexuées imposées par l’état civil.

Il faut bien l’avouer, le système judiciaire et la justice en général furent rarement les alliés de ces luttes. Dans ces plaintes non enregistrées, dans ces poncifs assénés lors des audiences, dans ces correctionnalisations de viols si peu questionnées, s’expriment encore trop souvent des préjugés sexistes, homophobes et transphobes. Ces violences ne sont évidemment pas toujours conscientes et les clichés jouent parfois en faveur des femmes, mais la justice a bien du mal à se défaire de stéréotypes qui parcourent le droit comme ils traversent notre société. La judiciarisation des luttes a pourtant placé les magistrat·es en première ligne face aux revendications féministes. Il y eut hier l’affaire Tonglet-Castellano et le procès de Bobigny ; il y a aujourd’hui les dénonciations de discrimination au travail, les demandes de modification de l’état civil, les adoptions d’enfants issus de PMA ; il y aura demain, à n’en pas douter, de nouvelles pratiques contestées. Et bien sûr, chaque jour, se perpétuent viols, agressions sexuelles, violences conjugales et autres féminicides. Face à un pouvoir législatif dépassé par les enjeux fondamentaux, comment protéger les victimes sans faire preuve de puritanisme ? Comment accompagner des évolutions sociales sans trahir les textes ? Si les juges ont parfois été les gardien·nes du statu quo, tel n'a pas toujours été le cas.

« Juger le sexe », c’est juger ce qu’est le sexe de l’état civil, juger la limite entre sexualité et violence, faire acte de juger alors que l’on est pris·e dans son genre et dans celui des justiciables. Trois domaines où le regard critique était nécessaire pour comprendre les biais de notre justice et pour lui offrir des outils de réflexion. Non pas pour commémorer Mai 68 comme on se souviendrait vaguement d’une guerre perdue, mais pour faire vivre l’héritage d’un moment de contestation des identités assignées, des sexualités contraintes, des destins tout tracés.

  1. Lire à cet égard https://emmaclit.com/2017/09/05/charge-mentale-et-presse/
  2. Lire par exemple : https://joaogabriell.com/2018/03/30/la-brigade-anti-trav-et-letau-qui-se-ressere/#_ftnref1
  3. Sur l’assassinat de la militante féministe brésilienne Marielle Franco, lire par exemple http://www.liberation.fr/planete/2018/03/15/marielle-franco-renouveau-de-la-gauche-bresilienne-tombe-sous-les-balles_1636429
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