« J’ose à peine poser cette question latente mais incontournable : combien de mains avaient fabriqué les presse-papiers à partir de têtes, les abat-jours et les reliures de livres en peau humaine tannée ? »[1]
Parce qu’un crime dit « contre l’humanité » suppose l’appui d’une organisation, d’une structure, d’un régime politique et en est même souvent l’émanation, l’interrogation d’Imre Kertész dans Le Refus vient donner forme à l’immensurable, lorsqu’il s’agit de rechercher des coupables.
En matière de justice pénale internationale, une interrogation à la fois philosophique et juridique – amenée de façon pour le moins épineuse par la défense lors du procès de Klaus Barbie – irrigue les débats sur la légitimité des juridictions nationales comme internationales, les applications du principe de compétence universelle et tant d’autres questions: « comment peut-on se présenter comme mandataire de l’humanité sans la majorité des hommes qui la constituent ?»[2]
. Si l’argument avait alors pour objectif premier de questionner la qualification pénale du « crime contre l’humanité », il semble en vérité d’une portée bien plus vaste et dire beaucoup de la situation actuelle. Qui est mandataire de l’humanité violée ailleurs et/ou naguère ? La réponse se trouve notamment prise dans le maillage complexe des relations internationales – négociations, tensions et amitiés diplomatiques ou stratégiques – et des jeux politiques internes des gouvernements. Elle s’articule également, ainsi que l’expose Mireille Delmas-Marty, sur les tensions à l’œuvre entre une approche politique empreinte de souverainisme et une vision juridique qui aspire à l’universalisme[3]
. Mais comment s’accommoder de telles tergiversations face au constat – toujours actuel – selon lequel les crimes les plus grands sont les moins souvent punis ?
Si la lutte contre l’impunité fait désormais – du moins en apparence – consensus dans les discours onusiens comme au sein de la majorité des États et quelle que soit la couleur des gouvernements, les modalités concrètes de sa mise en œuvre – juridiction compétente, procédure, typologie d’éléments de preuve acceptés, périmètre des responsabilités – ne font aucunement l’unanimité. Une fois les discours outrés et les condamnations véhémentes relayées par les médias ou à coup de résolutions, de poursuites engagées avec plus ou moins de succès par la Cour pénale internationale (CPI) ou d’autres juridictions pénales internationales ad hoc, que peuvent concrètement les États et leur justice nationale ? Coopérer sur le plan diplomatique et technique, entre eux comme avec les juridictions internationales, en échangeant des informations, en dédiant des moyens humains – services d’enquête, juges, juristes, avocat·es – et matériels ; mais aussi, sur le plan juridique, en se dotant d’outils et de mécanismes permettant de juger ces crimes hors de leur cadre habituel de compétence. Qu’en est-il en France, sur ces différents plans ?
Si depuis 1945 le chemin parcouru sur le plan formel – ratifications des grands textes, adaptation de l’architecture institutionnelle – est louable, on peut interroger la capacité française – et donc sa volonté politique ? – à juger les personnes impliquées, là où la règle internationale lui donnerait pourtant toute compétence et légitimité pour le faire. C’est d’ailleurs le sens des propos tenus par Bruno Cotte[4]
lors du colloque organisé[5]
pour les 20 ans de l’entrée en vigueur du Statut de Rome[6]
selon lesquels : « Nous ne nous sommes pas donné en France les moyens textuels de nos ambitions et de nos discours ». En effet, comment expliquer les obstacles légaux à la compétence dite « universelle », l’hybridation de la politique pénale propre à ce contentieux avec celle du parquet antiterroriste ou encore la marginalisation persistante des victimes dans le processus juridictionnel ? À l’heure où se multiplient les crimes internationaux, il semble grand temps d’interroger la situation des juridictions françaises, d’en analyser les éléments d’inertie et d’en identifier les potentialités.
Car il importe de bien garder à l’esprit le sens et la portée de ces fastidieuses questions institutionnelles et procédurales. « La personne qui s’est regardée en cadavre dans les papyrus, avec tous les détails boueux, aux côtés de tous les autres, en se comparant à tous les gisants, elle se sent toujours angoissée. De quoi ? Je ne sais le dire […]». En creux de ces fragments du témoignage de Francine Niyitegeka[7]
surgissent les contours de l’horreur sobre et invisible qui prolonge l’existence de celles et ceux parfois nommé·es « les rescapé·es » ou « les survivant·es ». Peut-être est-il possible d’entendre également, dans cette expression de l’incorporéité du « mal » qui se manifeste dans la commission de ces crimes, le lointain écho des difficultés de nos systèmes de justice à l’appréhender.